la Colline inspirée

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dimanche 9 juin 2019

la Folle du logis



la Folle du logis


Quand mon alter ego habituel me signala la parution en librairie, chez Gallimard, en janvier 2019[1], d’un Vercingétorix signé Jean-Louis Brunaux, j’en fis l’acquisition avec fatalisme, histoire de ne pas laisser de trou dans ma bibliographie sur Alésia : rien de bien nouveau, me semblait-il (hormis la découverte d’un nouveau manuscrit de César ou de Dion Cassius), ne pouvait être tiré du sujet, si décourageante est la pénurie des sources. Qu’allait-il pouvoir dire qu’on n’eût déjà dit ?

Erreur, grave erreur !

La Quatrième de couverture, en effet, proclame ingénument (?) qu’on tient en main, avec cette biographie, «la première qui lui est (sic [2])  consacrée»… 

N’avais-je donc rien écrit en 2013 ? Les 528 pages que les éditions Ellipses m’accordèrent pour parler de notre héros n’étaient-elles donc qu’un rêve, une hallucination mégalomaniaque ?

Que non. Posé près de moi, le gros livre gris sombre, orné du fier profil du «Captif d’Arles» surgi du Rhône, me convainquit assez vite de la réalité : mon livre existait bien ; s’il y avait erreur quelque part, ce n’était pas de mon fait.  

J’ouvris néanmoins le nouveau volume avec quelque angoisse, redoutant une descente en flammes prévisible de la part d’un Alisien convaincu. Vaines craintes : on ne peut démolir que ce qui existe. Or, J.-L. Brunaux ne connaissait ni l’existence de mon Vercingétorix, ni la mienne. Pourtant, l’ouvrage avait été présenté au Salon du Livre, à Versailles, en 2016, et Franck Ferrand lui avait consacré une émission dans «Au cœur de l’Histoire» sur Europe 1, l’année de sa parution. Ellipses est, certes, un éditeur moins prestigieux que Gallimard, mais l’annonce d’un second tirage immédiat m’invitait à croire que ce Vercingétorix avait retenu l’attention des lecteurs.

C’eût pu être vexant.

Ce ne le fut pas ! Je me trouvai logée à la même enseigne que tous les auteurs de Vercingétorix, de César, de Guerre des Gaules, d’Alésia et autres sujets incontournables sur pareil thème : dans le néant, nous étions, tous. Pas même dans l’égout, dans le Rien. Aucune étude, aucune citation, aucune discussion de théories quelconques. L’absence, pure et simple, pire que la démolition. Brunaux, ses idées, et rien d’autre. La certitude-Brunaux, référence absolue puisque unique. On parlerait d’«ego surdimensionné».

Pourtant, ils existent ou ont existé, je crois, Reddé, Goudineau, Le Gall, Potier, Berthier, Rambaud, Voisin, Le Bohec, Lewuillon, Harmand, Carcopino, Markale, Martin, Savignac, pour ne citer que les plus «modernes». À moins qu’eux aussi ne soient que des ectoplasmes ?

L’index, qui tient lieu de bibliographie, contient en tout et pour tout une presque-dizaine de noms, perdus parmi toponymes et noms de chefs gaulois (on trouve ainsi Dumézil entre Dumnorix et Drappès) ; des noms plutôt inattendus, à qui telle citation à propos d’un micro-détail vaut l’honneur de trouver accueil dans l’index : Proust, responsable d’une définition du mot «pays» ; Pascal, d’une référence sur la «noblesse» ; Renan, à propos de Jésus et de l’incitation à la mégalomanie que constitue l’octroi d’un prénom prestigieux ; Dumézil, à qui l’on emprunte l’expression «la parole classificatoire» ; Napoléon III, dont la statue de Vercingétorix est le portrait craché ; Napoléon 1er, quatre occurrences, soyons juste, sur, enfin ! des considérations militaires.

Voyons, alors, les notes ? Un peu plus étoffées, puisqu’on y trouve, outre des références aux «usuels», en linguistique, numismatique ou géographie, et des observations extraites des historiens d’un lointain passé, Lavisse, Thierry, Jullian, Toutain, quelques références à des auteurs actuels, pour des détails sans importance : E.Cantarella, J.Hellegouarc’h, J.Harmand, Ch.Goudineau… Et M.Reddé, (tout de même !) pour rappeler que Vercingétorix n’était peut-être qu’une invention de César œuvrant à s’imaginer un adversaire digne de lui… Et puis, J.-L.Brunaux, J.-L.Brunaux,  J.-L.Brunaux,  J.-L.Brunaux  (dix fois en tout).

Sur la guerre des Gaules ? Sur César ? Per-son-ne. pas même M.Rambaud qui, bien avant Brunaux, avait entrepris la démolition systématique du de Bello Gallico[3]. Xavier de Maistre concevait bien un Voyage autour de ma chambre. J.-L.Brunaux, a écrit, lui, un Voyage autour de mon nombril.

Il est proprement scandaleux qu’on ose se prétendre historien quand on ignore tout des écrits d’autres auteurs, contemporains ou non, qui proposent des analyses différentes.

Mais ce choix évite de les critiquer ou simplement de les commenter, et donc d’aborder des points de vue différents, a fortiori d’évoquer les controverses, pourtant célèbres ! et qui, notamment, permettent de répondre à l’éternelle question : «comment se put-il qu’un stratège - égal à César selon l’auteur - fût allé s’enfermer dans Alésia ?» On aura droit à un développement qui pratique la foi du charbonnier sur l’identification Alésia c’est Alise… agrémenté d’inventions plus ou moins rocambolesques pour expliquer ce choix. Quant à l’identification des lieux en fonction des détails donnés par César, vous pensez bien…

Alésia, toutefois, ne constitue que l’épilogue de la guerre. Que contiennent, donc, les 321 pages du volume ? Si j’étais perfide, je répondrais volontiers : «du vide». je ne le suis pas. Je dirai donc seulement : «un édifice gratuit construit sur une absence».

Le point de départ est une déduction d’une grande justesse : Vercingétorix apparaît seulement au livre VII, en l’an –52. Comme c’est un «adolescent» à pareille date, c’est qu’il a tout de même vécu une bonne vingtaine d’années auparavant. Mais César n’en parle pas ! Comment se peut-il ? C’est que son récit est une entreprise délibérée tendant à mettre en scène, pour, seulement, la dernière année de la guerre, un acteur qu’il a relégué dans les coulisses depuis qu’elle a éclaté. Le César que nous lisons depuis toujours est un maître illusionniste, un «menteur de première classe» comme l’écrivait Y. Le Bohec et comme chaque page de J.-L. Brunaux l’insinue ou le proclame ; bref, un fumiste.

De fait, la hargne contre César suinte partout, et l’on ne manque aucune occasion de lancer, dès qu’apparaît son nom, de petites flèches vipérines qui instillent le soupçon sur chaque fait rapporté auquel on affecte les plus noires intentions.

P. 219 : (César) «Ses maladresses diplomatiques lui faisaient maintenant commettre des erreurs militaires. Son récit ne parvient pas totalement à le masquer. En ces mois de mai et de juin, il paraît céder à la panique. Il rappelle prématurément Labiénus qui aurait pu arracher une victoire définitive sur les Belges. Mais il avait besoin de son légat et des légions que celui-ci commandait, peut-être avec plus de brio que lui. Sans doute aussi craignait-il la gloire qui reviendrait à son légat s’il reprenait seul le contrôle de toute la Gaule du Nord. Labiénus entretenait en effet les liens les plus étroits avec Pompée dont il regagnera le camp quelques années plus tard.»

N’anticipons pas ! Labiénus ne rejoint Pompée que le 2 mars 49 et tout ce qu’on sait de lui avant la guerre des Gaules où il lutta au coude à coude avec César son chef, c’est qu’il avait attaqué en justice Rabirius, ami de Cicéron et donc de Pompée. Il fait donner le grand pontificat à César et le triomphe à Pompée la même année… et c’est tout.  Ces «liens les plus étroits» n’existent que dans la tête d’un historien moderne.

Autre exemple : «César brouille volontairement le récit du début de la révolte. C’est un texte contradictoire : il attribue aux Carnutes l’initiative du déclenchement des hostilités et, presque aussitôt, nous présente Vercingétorix comme chef unique de la confédération chargée de combattre le proconsul. La seule explication possible est que le narrateur cherche à amoindrir le rôle de l’Arverne avec lequel il était intimement lié. Il cache l’amitié qui les avait unis ; il ne dit rien non plus de la promesse qu’il avait faite à Vercingétorix de l’instituer roi. Il se retient de préciser la part que Vercingétorix prit dans une rebellion qui allait devenir plus tard la plus tenace résistance qu’il ait eu à affronter[4]

Tout est dit, tout est là. Irrésistiblement, cette méthode me rappelle celle de Robert Schilling en religion romaine, que je combattis jadis avec virulence : on risque une hypothèse ; au chapitre suivant on s’appuie sur elle pour en étayer une autre ; au chapitre 3, l’hypothèse 2 est devenue une quasi-certitude et au 4, l’hypothèse de départ constitue le socle d’un éventail de suppositions reposant sur la certitude premièrement énoncée. Au point qu’on jurerait avoir lu dans un texte latin l’affirmation gratuite qui amorçait la réflexion. Simple exemple : la promesse que César aurait faite à son jeune ami gaulois de «l’instituer roi» repose tout entière dans le cerveau imaginatif du biographe moderne. Au moins eût-il fallu intercaler un «pouvons-nous penser», un «c’est une hypothèse», ou le : «On pourrait imaginer que» de J.Perret, célèbre, jadis, aux séminaires de la Sorbonne. La certitude tranchante de l’affirmation vous incite à chercher le texte sur lequel elle repose. Vain scrupule, puisque le trop-curieux est averti d’avance qu’il n’y a pas de texte, César ayant camouflé la vérité. C’est trop facile, vraiment. 

L’on peut, naïvement peut-être, considérer les choses de façon plus simple. César écrit-il un Vercingétorix ? Non. Il écrit une Guerre des Gaules ; et si l’on y songe, son lectorat potentiel, le Sénat romain, n’avait que faire de la biographie de l’adversaire, pas davantage le peuple de l’Vrbs pour qui le chef gaulois existe à partir du moment où il se dresse contre son représentant. Aussi, César, écrivain mais d’abord général et magistrat, introduit-il ses personnages dans la trame de son récit au moment où il a besoin d’eux, c’est-à-dire lorsqu’une initiative de leur part influe sur le déroulement des faits. J.-L.Brunaux n’a pas compris qu’un rapport militaire n’est pas un traité de psychologie ni un récit romancé. Ni ne correspond à la culture de l’Antiquité, qui s’embarrasse rarement de portraits parce que seuls les faits intéressent.  Connaît-on mieux le curriculum uitæ d’Hannibal, de Mithridate ou de Jugurtha ? Si César n’a pas évoqué la vie de Vercingétorix entre -57 et -52, c’est qu’il n’en avait pas besoin parce que son futur adversaire n’avait rien fait de marquant pour le déroulement de la guerre et, probablement, n’était pas avec lui. Tout simplement.

Mais pour l’amateur actuel, affirmer que César a offusqué le rôle que joua Vercingétorix bien avant le livre VII, ouvre les plus larges perspectives, exaltantes s’il en est : il faut combler cette lacune de cinq années, reconstituer la biographie volontairement tronquée du personnage, bref, écrire une Guerre des Gaules plus complète que ce que l’on connaît sous ce nom. Se faire César, rien moins. Mais un César qui ne «biaiserait» jamais, ne tricherait pas, n’omettrait pas. Et nous voilà conviés à suivre, sur huit chapitres, l’action imaginée et fortement imaginaire d’un fantôme soudain habillé de chair, qui  transforme l’Histoire en roman historique.   

Mais pourquoi donc César, s’il était aussi intime avec Vercingétorix qu’on nous le présente, aurait-il cherché à l’«amoindrir» ? D’autant que son laconisme bien connu lui consacre tout de même un paragraphe entier, honneur auquel même des lieutenants fidèles, comme Labiénus, Trébonius, Marc-Antoine, n’ont pas eu droit, et qui présente le jeune homme sous un jour admiratif. Le de Bello ayant été rédigé après 52, l’admiration de César avait eu largement l’occasion de se voir écornée par la guerre à outrance qu’organisa son ancien protégé ! D’où sort, aussi, cette étroite amitié, ressassée sur 156 pages, entre le général romain et le jeune Gaulois ? Je n’ai jamais vu, je l’avoue, un livre d’histoire sur quelque période que ce soit, reposer sur un seul mot d’un seul auteur.

C’est le cas ici : tout l’ouvrage dépend du mot «philia» (ϕιλια) écrit par Dion Cassius[5], si dénigré d’ordinaire parce que «tardif». Quand le jeune chef vaincu vient se rendre à César, son vainqueur l’accable de reproches et, loin de se laisser fléchir par cette «amitié» sur laquelle comptait son adversaire – qui n’a pas dit un seul mot et se contente de lui presser les mains – met en balance cette amitié d’antan avec sa conduite actuelle. Voilà tout.

Il y eut donc «amitié» entre les deux hommes. Ancienne. Et bien oubliée si tant est que Vercingétorix ne fait ni une ni deux à la nouvelle de l’insurrection, brave son oncle Gobannitio, pro-Romain, et s’empresse de lever une troupe de vauriens musclés. Peut-être n’était-elle qu’une de ces amitiés «politiques», une amicitia telle que Rome l’accordait aux peuples qui entretenaient de bons rapports avec elle ? Ambiorix avait été «comblé de biens» par César avant sa rébellion, sans que  l’on en conclue qu’ils avaient passé leur vie ensemble. Or, ce que J.-L.Brunaux infère de ce ϕιλια, c’est qu’une fois admis auprès de César en tant qu’otage, Vercingétorix accompagna le Romain dans toutes ses opérations, au point de se voir confier par lui d’importantes missions, car César avait de grands projets pour le jeune homme ! Première nouvelle : «Vercingétorix compta parmi ces otages. César  se garde bien de l’écrire, ce qui n’étonne pas […] mais la chose ne fait aucun doute.» Ce faisant, il «prive ses lecteurs de sa Guerre des Gaules du récit de sa première rencontre avec le fils de Celtill, probablement à la fin de l’été 58. Dion Cassius, si précieux par son regard critique, n’en dit pas plus. Sa source probable, l’historien Ælius Tubéro, n’a certainement trouvé aucun document sur cet épisode. Le choix de cet otage et le premier regard porté sur lui semblèrent trop anodins aux assistants de la scène pour paraître dignes d’être rapportés[6]

S’il fallait que César se fût attardé à mentionner le premier regard qu’il jeta sur tous les personnages qu’il rencontra en Gaule, son de Bello Gallico occuperait plusieurs rayons de bibliothèque ! Heureusement, l’historien moderne est là : «À nous, par conséquent, d’imaginer cet instant», pour nous livrer, plutôt que le chapitre de roman qu’il pourrait en tirer, quelques «notations colorées». Déjà, «ce fut bien entre les deux protagonistes, une rencontre physique, d’homme à homme. Non pas deux étrangers qui se croisent quasiment sans se voir[7]». Romanesque et gratuit.

Le héros entre donc dans l’armée romaine comme dans «un nouveau monde». Ce qui nous vaut un chapitre de description de l’armée romaine, du camp romain, de la vie du camp, du travail de secrétariat, de l’administration de la Gaule, etc. On doit même supposer que la vie culturelle (littérature, théâtre, musique certainement) «jouait le plus grand rôle danis la vie quotidienne des camps» s’il est vrai que le frère de Cicéron y écrivit cinq tragédies, «qu’il fit probablement représenter dans les quartiers des officiers[8]». Indispensables acquis, vraiment,  pour comprendre la guerre des Gaules. «L’amitié intime et profonde entre les deux hommes date probablement de 57. Elle dut avoir le temps de s’épanouir pleinement avant que le jeune homme fût libéré de son obligation militaire, à la fin de 56 ou au cours de l’année suivante.» Une obligation de service militaire d’un an, dans une légion romaine, pour un otage gaulois, prince qui mieux est ? Ne chinoisons pas, puisque c’est un Alisien qui le dit.

Nous voilà bien loin du condottiere et du patriote obsédé par la liberté de la Gaule. Mais nous y viendrons… bientôt. Une fois ses «classes» achevées. «Il ne fut bientôt plus seulement un spectateur passif et curieux mais l’un des hommes de main du général[9]». Suit l’énumération des activités du Gaulois au sein du camp romain : «Assurément, il détenait le commandement de la cavalerie arverne». Précoce, le gamin.

Mais il avait vécu, avant de commander : reconstituons donc son entourage potentiel. Sa mère était «d’une grande noblesse»… Son père fut brûlé vif, invention sans doute calquée sur la mort d’Orgétorix… et comme César ne parle pas de ses frères, c’est donc qu’il était fils unique… Il s’épanouit dans un «univers rural», auprès du druide Diviciacos, «commerçant lui-même peut-être[10] ?» J’ignorais jusque-là qu’un druide pouvait être commerçant, m’étant arrêtée à l’image de l’ambassadeur appuyé sur son grand bouclier que les textes nous ont laissée de ce personnage qui, d’autre part, servit de guide à César dans ses déplacements en Gaule. Peut-être commerçant ambulant, alors ? Ou ayant mis, pour l’occasion, son commerce en gérance ? Bref, le jeune homme, âgé de seize/dix-sept ans, assista «acteur autant qu’observateur» à la formidable marche de l’armée en 58. Et puis, gravit les échelons dans l’estime de César. Au point que «le destin de Vercingétorix dépendait désormais de celui du proconsul[11]».

Mais comment pareil destin avait-il pu tomber sur Vercingétorix plutôt que sur tout autre ? On peut retenir son souffle : il avait été conduit à César par son oncle lui-même, Gobannitio ! «Les Arvernes, pendant quarante ans, étaient restés calmes et neutres. Seul le père de Vercingétorix avait failli les faire changer de voie. Son oncle, hostile au parti de Celtill et de son fils, avait mieux à faire parmi ses concitoyens qu’aller guerroyer avec les Romains. Il est tout à fait possible, comme je l’ai dit, qu’il ait lui-même proposé à César de lui livrer son neveu en otage, une manœuvre – qu’il pouvait croire habile – pour se débarrasser d’un adversaire politique encombrant[12].» Agatha Christie peut dormir tranquille, la relève est assurée.

Après tous les chapitres où l’on décrit à plaisir les liens entre César et son jeune compagnon, on se demande un peu pourquoi, dans ce contexte idyllique, César ne l’a pas gracié après Alésia, alors qu’il laissait libres les Éduens et les Arvernes. Ou même après son triomphe de -46. Un bon mouvement, allons, César ! Corrélativement, on se demande aussi pourquoi le Gaulois a pris la tête de la révolte, en -52, et sans états d’âme…

C’est que dès lors, avec le livre VII, nous sommes rejoints par César, qui sort de son silence de six années pour, enfin ! nous présenter Vercingétorix. Et le hiatus est d’importance : articuler la fin d’un roman-feuilleton sur le début de la Guerre des Gaules est une soudure qui demande du doigté : le jeune favori de César se retrouve chef maffieux ! Quel élément décisif put-il donc l’y déterminer ?

La déception, tout simplement, tout humainement : César ne l’avait pas fait roi comme il le lui avait promis ! «Les jeunes otages gaulois», lisons-nous, «attendaient davantage que toutes les munificences de César[13]». Et voilà le héros de l’indépendance gauloise, l’idéaliste autant que le fin stratège, ravalé au rang d’adolescent boudeur parce que son instit’ ne lui a pas donné le bon point auquel il pensait avoir droit… Pauvre France ! – pardon : pauvre Gaule !

L’articulation chronologique vacille alors quelque peu. Si le jeune homme s’est tourné contre César parce que ce dernier n’a pas tenu sa promesse (?) de le faire roi, on ne comprend plus qu’il se soit rebellé contre son oncle et les notables de Gergovie pro-Romain, «avec la bénédiction de César[14]», lequel n’était pas précisément anti-Romain. Si Vercingétorix est resté dans la familiarité de César et «garda longtemps encore des liens étroits avec le proconsul[15]» ce qu’on lui reprochera encore en avril -52[16], comment s’emploie-t-il, dès janvier -52, à le combattre avec la dernière énergie ? Et comment peut-on supposer alors qu’il créa et entretint une agitation anti-romaine dès -54 ?

«À quelle date Vercingétorix est-il retourné chez lui ? L’historien se garde bien de le préciser. Il brouille même les cartes à loisir, comme s’il cherchait, une fois de plus, à embrouiller son lecteur[17].» Je ne chercherai pas à savoir qui J.-L.Brunaux cherche à embrouiller, je constate seulement qu’il y a fort bien réussi : on ne comprend plus rien à ses arguties, qui gonflent le § 4 du livre VII jusqu’à faire éclater chaque phrase sur les suppositions gratuites qu’il attache à chaque mot. Essayons de nous y retrouver.

Il apparaît que le jeune Gaulois échoua dans son examen probatoire, dicté par César, consistant à «circonvenir les vieux sénateurs arvernes» pour «étouffer la moindre  rébellion de leurs congénères[18]», ce pour quoi César lui avait fait miroiter la même récompense[19]. Du coup, cet échec l’incite à retourner sa veste, et il «a pu chercher à convaincre ses concitoyens d’effectuer une démonstration de force à l’encontre de César afin d’obtenir un statut plus avantageux pour leur cité[20]». Nouvel échec. C’est alors qu’il rameute les habitants des campagnes, une opération que César présente comme une plongée dans un univers de monstres hideux, dans «la jungle des barbares», toujours par mauvais esprit, alors que les paysages de la Limagne, où s’étendent les «immenses domaines fonciers de la famille de Vercingétorix», sont si riants et accueillants ! C’est que César a décrit Rome, non Gergovie, et projeté sur la Gaule la réalité romaine des racailles de banlieue qui œuvrent hors de la ville civilisée. Ma foi, doit-on aller chercher si loin ? Vercingétorix ayant été chassé de Gergovie, où peut-il aller sinon dans la campagne alentour ?

Si l’adolescent gaulois était encore ami de César fin -53[21], et que la révolte éclate début 52, il me semble que César aurait mentionné cette subite trahison, au lieu de présenter son jeune adversaire comme sorti du néant. J’imagine que la «philia» entre eux dut se terminer en -57 et que le garçon rentra à Gergovie, d’où il lança la révolte de -52, tandis que César avait d’autres chats à fouetter durant ces quelque six années d’opérations militaires en Gaule. Sa duplicité n’était probablement que le manque d’intérêt pour un jeune garçon qu’il avait connu jadis comme otage, et oublié avec le temps.

Ce début est, on le voit, prometteur. La suite ne l’est pas moins, au point de réclamer un autre développement, militaire cette fois, si tant est que Vercingétorix eût été concerné par les questions guerrières, puisque toute son action dans ce domaine est «un piège tendu à la postérité[22]». Rien moins. On approche du doute cartésien émis par M.Reddé ; ou plutôt : du vide sidéral.

Nous examinerons ce vide dès notre prochaine conversation. Je me borne à noter, ici, les trouvailles les plus échevelées du chercheur alisien qui laisse libre court à des épanchements lyrico-historiques parfois surprenants.

Le siège d’Avaricum, par exemple, suscite un parallèle pour le moins inattendu : les femmes crient, depuis les remparts, pour dénoncer aux Romains les projets de fuite de leurs maris. Ce trait n’est pas historique. Il est «purement mythique et reproduit « à l’inverse » l’épisode des oies du Capitole avertissant les Romains de l’approche des Gaulois». Je pense que l’entourage de César, s’il eut connaissance de cette trouvaille de son chef, dut soit se tire-bouchonner, soit se tapoter discrètement la tempe avec un doigt. Elle est, en effet, de taille. Mais non, mais non, proteste l’auteur : «Cette belle preuve de l’imagination de César ne pouvait que plaire à ses lecteurs». À croire que le Sénat romain et l’État-Major de César ne comptaient que des demeurés !

Un peu plus tard dans l’aventure, le renvoi de ses cavaliers par Vercingétorix assiégé. L’explication de César – inutilité d’une cavalerie sur un site de montagne et nécessité d’aller réclamer des effectifs au reste de la Gaule – est vraiment simpliste. On la corrige aisément : «Mais peut-être est-ce une autre angoisse, plus égoïste, qui le hantait : ces jeunes chefs, qu’il avait formés au prix des plus grands sacrifices, n’allaient-ils pas vouloir lui ravir la victoire en combattant seuls l’ennemi[23] ?» J’attends des précisions sur ces «plus grands sacrifices». Mais subodore que j’attendrai longtemps.

Sortons de ces soupçons ténébreux autant qu’aventureux, pour passer à l’éclatante épopée que constitue l’intervention finale de César au § 88. C’est une apothéose : «Le démiurge descendait dans l’arène[24].» César créateur des mondes, ou César gladiateur… voire toréador ? Dans les deux cas, il ne peut descendre secourir ses hommes, car, selon l’auteur du de Bello, lesdits hommes sont en haut, pas en bas, du collis exterior.

Lirions-nous du Victor Hugo  (mal) adapté ? On le croirait, avec ces «ennemis irréconciliables» qui «trônent sur les «plus hauts gradins» d’un «vaste amphithéâtre[25]», pour une bataille que César décrit «comme une gigantesque ordalie dont il se voulait le prêtre». Rien que cela.

Bien que spécialiste en religion romaine, j’ai tout de même vérifié ce qu’était une «ordalie», tant la comparaison me paraissait saugrenue. Et elle l’est. L’ordalie simple consiste en une épreuve cruelle imposée à un présumé coupable, qui lui permet de se disculper. Elle n’est pas religieuse mais judiciaire et se déroule devant des magistrats ou autres autorités, voire devant le peuple, sans que le ministère d’un prêtre soit forcément requis. Lorsque deux prétendants s’opposent, l’ordalie est dite bilatérale et l’on parle alors de «Jugement de Dieu». Comme dans Ivanhoé (décidément !). C’est bien ce qu'est la dernière bataille entre Vercingétorix et César ? Admettons. Mais en ce cas, le Romain ne peut tenir le rôle d’un prêtre, car, d’une part, il serait en train de se battre, et d’autre part, serait alors juge et partie. Il en est de même s’il trône au sommet de son Olympe en contemplant les soldats qui se battent et qu’il devra juger : César, ne l’oublions pas, fonce à cheval et en grande tenue, à la tête de ses hommes ! L’on peut donc oublier cette ordalie abracadabrante. Toujours rester simple.

Mais le péché mignon de J.-L.Brunaux restant la religion, il est tenté de tout comprendre et présenter sous l’angle du sacré, même si l’interprétation devient acrobatique. César ne dit rien sur la mort de Vercingétorix, et Dion seulement qu’il fut exécuté en même temps que les autres captifs. Le silence du vainqueur cache, bien sûr, des intentions faciles à décrypter pour l’historien moderne : il tenait à faire de son «ennemi emblématique» une «victime expiatoire». Serait-ce la situation de la pièce où l’on exécutait les condamnés, au sous-sol du Tullianum, qui aurait suggéré à notre auteur un rapprochement dont on a peine à croire que César y eût même songé ? La prison célèbre est souterraine. À plusieurs reprises dans l’histoire de Rome, des oracles prescrivirent d’enterrer vivants des Grecs et des Gaulois au Forum Boarium…

 Tout s’explique ! aurait dit Maigret à l’aide d’une autre formulation. Le Gaulois mourut donc sous terre pour perpétuer la tradition d’une des plus anciennes et mystérieuses cérémonies romaines. Et comme César était grand Pontife, il pouvait officier dans un sacrifice au demi-dieu qu’était aussi César ! Nous est offerte alors la quintessence de ce que peuvent imaginer des circonvolutions cérébrales par trop sollicitées : «Vercingétorix était une offrande que César s’adressait à lui-même dans le plus grand secret[26]».

Après une minute de silence, revenons au monde ordinaire.

Une dernière enquête touche l’information de César. Il l’aurait reçue de la bouche même de Vercingétorix qui «se trouve auprès de lui, enfermé dans une pièce de l’une des villas cossues qu’il occupe sur l’actuel lieu-dit «le Parc aux chevaux». Son ancien otage lui a volontiers répondu, avec la faconde des Gaulois, sans arrière-pensée, sans goût de l’équivoque. Prenant alors la plume, ce fut l’une de ses passions, César laisse alors s’exprimer des sentiments anciens enfouis par la suite chaotique des faits et gestes de l’année passée et retrouve toute l’affection qu’il avait pour son jeune protégé.» Qu’il fera exécuter le soir de son triomphe, mais c’est une autre histoire.

Après la Légende des Siècles, la Veillée des chaumières !

Concluons[27], provisoirement, à l’aide d’un jugement de… J.-L.Brunaux : «D’autres n’ont pas hésité à faire preuve d’imagination, voire à réécrire l’histoire de Vercingétorix, pour en composer un conte[28]». Serait-ce que l’hôpital se foutrait toujours de la Charité ? Cet aveuglement sur sa propre entreprise est peut-être à admirer. Souhaitons seulement que J.-L.Brunaux sache où se procurer quatre grains d’ellébore.

Danielle Porte   ©  

   
                  












[1]  Deuxième dépôt légal selon la dernière page ; le premier date de 2018.
[2]  «Soit consacrée» introduirait un doute raisonnable. Dédaignant toute restriction prudente, l’indicatif exprime la certitude absolue. Pour  le cas présent, c’est une lacune regrettable dans la documentation d’un chercheur.
[3] L’Art de la déformation historique dans les Commentaires de César, 1966.
[4] P. 162.
[5] Dion Cassius, 40 , 41 : λπίσας δ' τι ν φιλίᾳ ποτ τ Καίσαρι γεγόνει. [ … ] Κασαρ ατό τε ατ τοτο, δι' μάλιστα σωθήσεσθαι προσεδόκησεν, πεκάλεσε. Τς γρ φιλίας τν ντίταξιν ντιθες, χαλεπωτέραν τν δικίαν ατο πέφηνε. 
[6]  P. 111.
[7] P. 112.
[8] P. 124.
[9] P. 126. En -52, il est âgé d’«un peu plus de vingt ans» (p. 127).
[10] P. 95. Ce druide commerçant me paraît fortement inspiré du Hans Sachs des Maîtres Chanteurs wagnériens.
[11] P. 133.
[12] P. 129.
[13] P. 142.
[14] P. 151.
[15] P. 145.
[16] P. 144.
[17] P. 142.
[18] P. 142.
[19] P. 143. La même que celle accordée à Dumnorix chez les Éduens.  
[20] P. 145.
[21] P. 156 : «dès l’année 54 ou au début de l’année suivante». Ou aussi : «dut-il être libéré de sa condition d’otage seulement à la fin de l’année 53».
[22] P. 12-13.
[23] P. 252.
[24] P. 266.
[25] Idée bizarre, faire combattre les deux chefs sur les gradins supérieurs d’un amphithéâtre, des combats se déroulant, que je sache, dans l’arène au pied des gradins ? Toujours l’élément dirimant pour Alise, le camp Nord situé en bas. Difficile à harmoniser avec le récit de César ! Difficile, aussi, de renoncer à l’image exaltante de cet amphithéâtre épique ! On ne sacrifie donc rien, et on produit l’évocation absurde de généraux se battant sur les gradins en haut d’un amphi… Pour l’occasion, on respecte le texte, et on oublie Alise.
[26] P. 293-294.
[27] Deux ou trois erreurs à signaler :
- Constans, éditeur de César aux Belles Lettres, ne se prénomme pas Louis-Antoine (p. 128 ; p. 149) mais Léopold-Albert.
- Le supplice d’Acco «inhabituel et barbare» (p. 158), n’est que l’application du mos maiorum romain. C’est même un honneur, puisqu’il est réservé aux condamnés ayant « des ancêtres romains » selon l’étymologie.
- Le uer sacrum ou «printemps sacré» : les enfants, animaux, fruits etc. de l’année ne sont pas massacrés mais réservés pour former les colonies, sous la conduite d’un totem animal, loup, pic, d’où tirent leur nom certains  peuples d’Italie (Hirpini, Picentins p. ex.) 
[28] P. 12.